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Interview de Corbeyran (Alsace - 2001)

De la chronique enfantine au thriller fantastique, le scénariste du « Fond du monde » explore des univers très différents en gardant un ton personnel.

C'EST l'un des scénaristes les plus doués du moment. A 37 ans et avec une bonne quarantaine d'albums à son actif, Eric Corbeyran a imposé sa personnalité singulière au monde de la BD en construisant des univers radicalement opposés : de la noirceur fantastique du Chant des stryges (avec Richard Guérineau) à la tendresse enfantine du Cadet des Soupetard (avec Olivier Berlion), en passant par la poésie inventive du Fond du monde (avec Denis Falque). Tour d'une oeuvre prolifique et polymorphe, commenté par l'intéressé.

1. Pourquoi avoir choisi la bande dessinée pour raconter vos histoires ?

Dans bande dessinée, il y a un dessin, et j'ai un imaginaire très visuel. Quand est arrivé le moment de choisir un métier, je me suis donc tout naturellement tourné vers la BD. C'est aussi le média qui m'a paru le plus facilement accessible.

2. Justement, si vous avez un imaginaire assez développé, quel effet cela fait de voir ses histoires dessinées par un autre ?

C'est ce qu'on partage. Même si, effectivement, je visualise les séquences quand je les développe, je m'interdis d'en avoir une vision trop précise pour permettre au dessinateur d'avoir son espace de liberté. Je demande à ce qu'on respecte mon boulot, mais je ne suis pas de ces scénaristes qui considèrent le dessinateur simplement comme un prolongement de leur imaginaire. J'aime que les dessinateurs me proposent des univers. C'est donc aussi quelque chose qui leur appartient, pas quelque chose que j'impose.

3. Pourquoi nombre de vos séries ont-elles l'enfance pour sujet ? Et le plus souvent des personnages orphelins ?

Cela paraît incroyable, mais je ne m'en suis pas rendu compte. Ce sont peut-être des angoisses qui remontent à très, très loin, je ne sais pas? Je ne suis pas orphelin. Ce ne sont pas des références autobiographiques. Là, c'est vraiment une analyse psychanalytique qu'il faudrait faire, mais je n'en ai pas les moyens. Maintenant j'y pense, mais, quand je démarre un projet, je ne réfléchis pas en ces termes-là. L'inspiration ne se contrôle pas. J'ai d'ailleurs encore dans mes cartons un projet avec un p'tit gars qui n'a pas de parents !

4. Comment expliquez-vous l'échec de « Graindazur », arrêté après quatre albums ?

Dans l'énorme production de bande dessinée, il faut être assez rapidement identifiable pour sortir du lot. Et nous ne l'étions pas tout à fait : Graindazur, ce n'était pas vraiment de l'aventure, ni vraiment de l'humour, pas vraiment pour la jeunesse, ni vraiment pour les adultes? Or le public attend des choses bien cadrées. Comme on ne refait pas deux fois les mêmes erreurs, les Sales mioches sont très ciblés : ce sont de petits romans policiers qui font toujours appel aux mêmes ingrédients, aux mêmes ficelles, aux mêmes décors, bref, au même état d'esprit. Une autre série, L'As de pique, a connu le même sort que Graindazur. C'était aussi un peu bâtard, ni vraiment fantastique, ni vraiment polar, ni vraiment réaliste, ni vraiment rigolo?

5. Malgré ses qualités, « Le cadet des Soupetard » connaît lui aussi un succès relatif.

Après avoir passé le tome 1 dans un village à la campagne, on est allé planter le décor au bord de la mer dans le tome 2. On a donc très vite fourvoyé notre lecteur. Aujourd'hui, la série continue son petit bonhomme de chemin. Du coup, on n'a aucune pression commerciale et on est assez libres. On sait que notre éditeur nous suivra : on passe les 10 000 exemplaires et je crois que tout le monde est content.

6. Après l'échec de « Graindazur », vous retrouvez Denis Falque pour « Le fond du monde ». Sous des dehors fantastiques, le premier cycle est une critique du pouvoir et de ses excès?

Denis Falque a réalisé la première page du Fond du monde et m'a proposé de travailler sur ce point de départ. On a créé un décor de théâtre, sans chercher à approfondir cet univers : on ne sait pas ce qu'il y a au-delà du fond du monde. Cet univers miniature est très restrictif, car les actions des personnages n'ont de sens qu'à l'intérieur de ce décor de théâtre. Ensuite, mon propos, c'était de brosser les petits travers de notre société à travers une loupe grossissante. Le thème du premier cycle du Fond du Monde, c'est un petit peu ce qui se passe aujourd'hui : l'amnésie d'un groupe qui devient de plus en plus riche par rapport à un autre groupe qui devient de plus en plus pauvre.

7. Si « Le fond du monde » connaît un succès d'estime, « Le chant des stryges », dessiné par Richard Guérineau, rencontre un réel engouement. Pourquoi avoir créé des séries parallèles aux « Stryges » ? Pour ne pas lasser le lecteur ?

Après l'arrêt de L'As de pique, on s'est demandé avec Richard ce qui pourrait séduire le public aujourd'hui. La thématique des Stryges est dans l'air du temps : qui sommes-nous, d'où venons-nous ? Et il m'a paru intéressant de m'attaquer à quelque chose de très codifié, ce qui n'était pas du tout le cas dans mes séries précédentes. Quand on crée un univers comme celui des Stryges, on a tendance à vouloir le développer. Mais nous devons en dire le moins possible pour garder le mystère intact. Il faut donc lancer de nouvelles pistes pour pouvoir exploiter de nouveaux axes. Mais on ne pouvait pas décemment développer tout cela dans une seule série sans donner lieu à des circonvolutions alambiquées. C'est pourquoi nous avons choisi d'exploiter la richesse de l'univers des Stryges dans des séries autonomes.

8. A force de multiplier les séries, vous n'avez pas peur de devenir un jour une sorte de « faiseur » de scénarios ?

Je n'ai pas de recette. C'est peut-être ça qui donne des choses un peu bizarres, comme Le cadet des Soupetard ou Petit Verglas. A l'exception des Stryges, toutes mes autres séries ont été conçues dans un flou artistique total. Et je trouve que c'est plutôt salvateur. Mon credo d'auteur, c'est d'essayer de me situer dans le no man's land qui sépare les bouquins très pointus de L'Association et des titres plus populaires comme XIII ou Largo Winch. Je voudrais essayer de faire le lien entre une BD populaire ? mais quand même intelligente ? et une BD intelligente ? mais quand même populaire ?

9. La série « Le fond du monde » met en scène un univers imaginaire :

« Ce décor de théâtre me sert à brosser les petits travers de notre société », analyse Éric Corbeyran.

Interview réalisée par l'Alsace (2001)
Propos recueillis par Anne-Catherine Frey.