Interview de Corbeyran (BD Sélection - 2006)
Alors qu'il est sous les feux de l'actualité avec deux immenses nouveautés (« La loi des XII tables » avec Djillali Defali aux éditions Delcourt et « Nanami » avec Nauriel dans la collection « Cosmo » des éditions Dargaud), il nous a paru opportun de revenir sur la carrière de Corbeyran : le scénariste du « Chant des Stryges » et de bien d'autres best-sellers ! Avant de se lancer dans la BD, notre interviewé a pratiqué de nombreux autres moyens d'expression (photographie, illustration, conte, publicité.). Cela lui a-t-il été bénéfique pour exercer son métier de scénariste BD ?
Corbeyran : « Toute expérience dans le domaine de la communication et de l'expression est bonne à vivre quand on souhaite s'adresser aux autres, et a fortiori quand on veut leur raconter des histoires. A l'époque, j'avais déjà très envie de faire de la BD, mais l'envie, souvent, ne suffit pas, ni pour concrétiser un projet et encore moins pour en vivre. J'ai écrit des histoires pour les gamins quand j'étais animateur de centre de vacances et puis, comme je ne connaissais personne dans le milieu, je les ai illustrées moi-même. Ces contes n'ont jamais été publiés, personne n'en voulait. Ni des textes ni des images. A cette même époque, j'ai fait un peu de photo, en amateur et en formation. Toujours l'image fixe ! J'arrivais à exprimer des trucs qui me plaisaient, mais je n'ai jamais pensé en faire mon métier. Ensuite, j'ai signé mon premier contrat BD (en 1989), je me suis installé à Bordeaux et, parallèlement, j'ai commencé à faire un peu de pub, pour gagner ma vie, en attendant que la BD me rapporte suffisamment pour arrêter de faire le guignol dans les agences. »
Aujourd'hui, comment travaille-t-il et où trouve-t-il l'inspiration ?
C. : « Je lis beaucoup. Je regarde des choses. Je m'intéresse à des sujets très variés ; et je discute beaucoup avec les dessinateurs avant de raconter une histoire. Ceci dit, l'inspiration est une chose (plutôt personnelle) et ce qu'on en fait en est une autre (partage de l'oeuvre avec le dessinateur). Ensuite, d'un point de vue pratique, j'essaie d'être clair avec moi-même pour être clair avec le dessinateur, afin que lui-même soit clair avec le lecteur. La lisibilité et la fluidité de l'histoire sont au coeur de mes préoccupations narratives. Concrètement, je décris chaque case pour que la mise en scène imaginée ensuite par le dessinateur soit la plus efficace possible. J'essaie d'être le plus bref possible dans ma description et d'aller à l'essentiel. Cadrage, valeur du plan, action et dialogues. Tout y est. Tout reste à faire. »
Né en 1964, le scénariste
Eric Corberand qui signe Corbeyran débute avec « Les griffes
du marais », une série fantastique illustrée par Patrick
Amblevert et éditée chez Vents d'Ouest, en 1990. On le
retrouve ensuite, de 1992 à 1995, aux éditions Soleil avec
diverses histoires, dans la même veine : « Le marchand de
temps » avec Chayé, « La hyène » avec Stéphane Thanneur et
Laurent Seroussi, « Dédal » puis « Les voleurs de paradis » avec
Nicolas Guénet, « Dragan » avec Christophe Bec et « Remparts de
sang » avec Patrice Garcia. Parallèlement, Corbeyran rédige des
récits plus intimistes ou nostalgiques aux éditions Dargaud,
(« Le cadet des Soupetard » avec Olivier Berlion, « Graindazur »
avec Denis Falque ou « L'as de pique » avec Richard Guérineau),
des BD plus expérimentales avec Alfred et Régis Lejonc pour
Ciel Ether ou simplement des travaux de commande avec Yayak
Yatmaka pour Orcades.
Si notre interviewé a commencé à
écrire des scénarios plutôt fantastiques, il nous a très vite
montré qu'il pouvait aborder des thèmes plus ancrés dans le
quotidien (avec Berlion : « Sales mioches » chez Casterman, dès
1997 -série reprise par Skiav- ou « Lie-de-vin » chez Dargaud,
en 1999 ; avec Stéphane Knecht : « Peau d'Poulet » dans Okapi,
en 1999 ; avec Luc Brahy : « Imago Mundi », en 2003 ; avec
Olivier Balez : « Le village qui s'amenuise » en 2004 et
« Charmes fous » en 2005, le tout chez Dargaud ; avec Thierry
Murat : « Elle ne pleure pas elle chante » chez Delcourt, en
2004 ou encore les collectifs « Paroles de. » co-édité par
Delcourt et le festival « BD Boum » de Blois). Pourquoi
continue-t-il aujourd'hui à alterner ces deux univers
distincts ?
C. « Tout m'intéresse, mais tout ne peut pas être traité de la même manière. La vie dans toute sa diversité et dans toute sa complexité n'est pas une mince affaire à décrire. Chaque album n'est alors qu'une tentative isolée qui fait partie d'un projet plus vaste. Un élément du puzzle. Sur le terrain du réel, il est très difficile de rendre les choses dans leur globalité et dans leur subtilité. Lorsqu'on se place sur le terrain fantastique, on peut mettre l'accent sur un seul aspect et laisser le reste dans le flou, dans l'ombre, dans l'implicite (grâce à la connivence du lecteur qui accepte de jouer le jeu avec vous). Une fois débarrassé de tout ce que l'on ne pourra pas aborder, on peut alors se concentrer sur une problématique, en faire le tour, l'étudier sous tous les angles, l'exagérer afin d'en surprendre les dérives, le déformer pour en montrer les limites. »
Comme nous l'avons déjà dit, le scénariste Corbeyran est plutôt plébiscité pour ses oeuvres tournant autour des univers fantastiques : « Le fond du monde » avec Denis Falque (1997), « La digue » (1998) ou « Abraxas » (2000) avec Alfred (aux éditions Delcourt), « Le réseau Bombyce » avec Cécil (en 1999, aux Humanoïdes associés), « L'oiseau de feu » avec Andrei Arinouchkine (en 1999, chez Casterman), « Petit verglas » avec Riad Sattouf (2000), « Le phalanstère du bout du monde » (2001) ou « Pest » (2004) avec Amaury Bouillez, « Le régulateur » avec Marc Moreno (2002), « Le territoire » avec Espé, « Archipel » avec Yohann Barbay, « Weëna » avec Alice Picard (2003), « Les enquêtes de Goirïd et Leôdhas » avec Fabien Laouer (en 2004, et toujours chez Delcourt) ou même « La conjuration d'Opale » avec Grun (en 2005, chez Dargaud). Cependant, sa grande oeuvre, il l'a réalisée avec Richard Guérineau. Il s'agit de la série « Le chant des Stryges », créée en 1997, pour son éditeur favori : Delcourt. Cette sorte de « X-files » à la française s'est dotée de sagas plus ou moins dérivées comme « Le maître du jeu » avec Grégory Charlet (2000), « Le chant des chimères » avec Michel Suro (2001) et « Asphodèle » avec Djillali Defalli (2003), en attendant « Les Hydres d'Arès » avec Marc Moreno. Prolifique et polymorphe, notre interviewé ne cesse de développer ses idées et ses concepts originaux tout en peuplant nos nuits d'angoisses et de cauchemars, puisant son inspiration dans les romans de terreurs qui ont bercé son enfance ; mais passe-t-il facilement de l'écriture d'une série à une autre ?
C. : « Oui. C'est un plaisir. C'est même absolument nécessaire. Je passe mon temps à écrire des BD et j'aime travailler avec des gens d'horizons différents. Chacun, à sa manière, m'apporte quelque chose. C'est très stimulant. »
Cette multiplication des collaborations va-t-elle de paire avec son besoin de régularité et de rigueur ?
C. : « Difficile de tenir un planning chargé si l'on est désorganisé. J'essaie de ne jamais faire attendre les dessinateurs à la fin d'un album. Jusqu'à présent, je n'ai pas été pris en défaut, mais peut-être qu'un jour... »
Outre diverses expériences créatives (comme l'écriture d'un CD-Rom pédagogique sur la BD, supervisé par son parrain scénaristique, et ami, Pierre Christin), cet auteur bordelais intervient souvent dans les écoles ou dans les bibliothèques (même dans les prisons) ; est-ce pour revendiquer, à sa façon, la dimension sociale et pédagogique de la BD ?
C. : « La BD aborde aujourd'hui tous les sujets, tous les thèmes, tous les domaines. Peu de gens le savent. Parler de la BD, c'est tout simplement diffuser l'info que n'importe qui peut être touché par une BD qui se trouve forcément quelque part dans les rayonnages d'une librairie. »
Pour être complet quant à la biographie de Corbeyran, scénariste éclectique qui sait parfaitement jouer avec le registre émotionnel, il faut préciser qu'il est aussi l'auteur de séries pré-publiées dans les magazines DLire et J'Aime la BD des éditions Bayard Presse (« Zélie et compagnie » pour David De Thuin, en 2001, et « Orianne » pour Horne Perreard, en 2004) et qu'il collabore aussi aux gags de « Boule et Bill », lesquels sont repris graphiquement par Laurent Verron, depuis 2003. La technique du scénariste du « Chant des Stryges » diffère-t-elle quand il écrit des histoires courtes humoristiques et quand il se penche sur des séries plus longues ou plus réalistes ?
C. : « Non, techniquement, je m'y prends toujours de la même manière. Seuls changent les enjeux à court terme. Ce que je veux dire, c'est que la valeur d'une planche varie selon qu'on bosse sur un gag ou sur une saga de 18 tomes. »
Et quelle partie préfère-t-il dans l'élaboration d'un scénario : l'imagination de l'histoire, la recherche de la documentation, la discussion avec le dessinateur, l'écriture proprement dite, le découpage. ?
C. : « Je préciserais d'abord que ce que j'aime le moins,
c'est la rédaction du synopsis. Je souffre beaucoup sur cette
partie (tout en la sachant parfaitement indispensable) car je
ne suis pas du tout écrivain. Paradoxalement, je peine à
décrire les choses par écrit lorsqu'il faut faire de belles
phrases. Par ailleurs, les enchaînements se font moins
naturellement, les dialogues sont absents et ce qui fait
l'essentiel du spectacle n'est pas au rendez-vous. Le synopsis
est un exercice qui peut s'avérer pervers car de belles
tournures peuvent, en définitive, cacher un scénario médiocre.
J'ai un imaginaire très visuel et je suis plus à l'aise
ensuite avec le découpage proprement dit qui - tout en étant
rédigé lui aussi avec des mots - est avant tout un support
pour le futur visuel. Là, je suis dans mon élément. J'aime
aussi énormément l'échange avec le dessinateur, quand
s'ébauchent les premières esquisses d'un univers, quand le
terrain de jeu est encore très ouvert, quand tout reste à
imaginer, quand tout reste à faire, quand les chemins sont
innombrables et qu'il faudra en choisir un. C'est un moment
agréable, un moment où on est un peu perdu et où peu à peu on
a l'impression de trouver son chemin. »
Enfin, pour conclure, quels conseils notre généreux travailleur acharné peut-il donner à un scénariste débutant ?
C. : « Rester curieux, ouvert. Ne pas perdre patience. Trouver un dessinateur (vite) ! »
Interview réalisée par BD Sélection (2006)
Propos recueillis par Gilles - 8 mars 2006