Interview de Corbeyran (BD Comics)
Autant de pistes et de thèmes à explorer, autant d'amitiés et quelques rares déceptions pour un parcours que son auteur a toujours désiré ainsi, laissant la part belle aux rencontres, aux coups de coeurs, voire aux coups de folie...
Peut-on dire qu'il y a deux Corbeyran ? Celui de l'époque Soleil (La Hyène, Dédal, Le Marchand de temps) et Vents d'Ouest (Les Griffes du marais), puis celle de Dargaud (Le Cadet des Soupetard, Graindazur, L'As de Pique), Delcourt (Le Fond du monde, Le Chant des Stryges, La Digue) et Casterman (Sales Mioches)...
C'est une vision schématique qui, pour un regard extérieur, peut se révéler exacte. Mais les lecteurs qui ont lu en profondeur mes albums et qui me connaissent ne trouvent pas qu'il y ait une véritable dichotomie entre ce que je fais actuellement et ce que je faisais à mes débuts. Ils pensent tout simplement qu'il y a eu une évolution, que des rencontres de dessinateurs m'ont fait dériver sur des terrains différents. Au fond, même dans mes séries les plus virulentes "visuellement", il y avait déjà une même matière que je continue à explorer. Je ne pense pas avoir plusieurs moi-même, je ne pense pas avoir changé. En revanche, j'ai fait des rencontres et des choix.
C'est lorsque tu crées Le Cadet des Soupetard avec Olivier Berlion que ton écriture devient plus poétique.
J'ai signé mon premier contrat l'année où ma fille est née, et ce que j'écrivais jusqu'à cette date était plus empreint de violence. C'était une forme de rébellion, d'expression adolescente. A partir du moment où tu as un gamin, ta vision des choses se tord et ce que tu écris se transforme. je me suis alors posé la question de ce qui resterait pour ma fille et de ce que je pourrais écrire afin qu'elle en profite le plus vite possible. L'idée a germé et, en 92, on a signé Le Cadet des Soupetard avec Berlion chez Dargaud. Et là, j'ai pu changer de registre car Dargaud me le permettait, tout comme Delcourt me le permettra ensuite.
Mais ne crains-tu pas d'égarer les lecteurs en multipliant les thèmes ?
Je ne me suis jamais posé la question. En outre, je ne considère pas le public comme un objet singulier. C'est très compartimenté dans ma tête. Il y a le public du Fond du monde qui est très différent du public des Sales Mioches qui lui-même diffère de celui des Soupetard. j'ai pas une image monolithique de mon public et cela ne me manque pas. Lorsque je suis en dédicaces, je n'ai jamais les mêmes personnes en face de moi. Je ne crains pas de perdre un public, au contraire, je me dis toujours qu'il y a d'autres gens à qui je n'ai encore rien raconté.
Quelles que soient tes histoires, tu conserves un ton souvent critique ?
Par nature, un auteur porte un regard sur la société dans laquelle il vit. Il est un peu en-dehors tout en étant en plein dedans. Quel que soit le sujet abordé, le moyen âge, les années trente, la science-fiction, on conserve ce regard. Je ne suis pas un auteur satirique, mais il m'est difficile d'écrire sans égratigner. j'aime le divertissement qui a un sens. par exemple, j'aime le cinéma de Carpenter qui est à la fois très politisé et grand guignol.
Tu fais partie de ces scénaristes, comme Chauvel ou Morvan, qui vont à la pêche aux dessinateurs.
Je pense être un grand "provocateur" d'idées et de bouquins. Depuis le dernier Sales Mioches paru en janvier, je n'ai rien sorti et ça me manque. C'est un besoin fondamental pour moi d'avoir un album en librairie. D'où une production certes parfois pléthorique. j'ai plein de petites idées qui ne demandent qu'une étincelle provoquée par une rencontre, par un dessinateur qui me dit "tiens, je voudrais que tu me racontes ça". Et "ça" devient mon rêve pendant 3, 6 mois, un an.
Mes envies d'univers sont toujours liées à un graphisme. Je n'ai pas de grande oeuvre, mais j'ai le feu pour me mettre au boulot à chaque fois que quelqu'un me tape sur l'épaule. Le Fond du Monde existe parce-que Denis me l'a demandé, de même pour Richard, Olivier et Alfred.
Que réponds-tu aux gens qui disent que Le Chant des Stryges est référencé à X-files ?
Je me considère moi-même comme une grande éponge, et je n'ai jamais fait de complexe par rapport à mes références. Alors, je le revendique ! X-files est une série que j'ai particulièrement aimée mais qui n'a rien inventé. Il suffit de se pencher sur toutes les séries qu'ils ont eux-mêmes pompées. Ce sont des feuilletons que tout le monde connaît, Les Envahisseurs, V et bien d'autres encore plus anciens que le public d'aujourd'hui a oublié ou qu'il ne connaît pas parce-qu'il est trop jeune. Richard et moi n'avons pas démarré les Stryges en regardant un épisode de X-files et en se disant qu'on allait le pomper. C'est quelque chose qui est très dans l'air du temps, et la moitié des références d'X-files, je les ai également. Au moins, lorsque nos lecteurs verront où l'on veut en venir, ils seront surpris...
Dans la plupart de tes albums, tu cites en exergue un poète ou un philosophe. Est-ce un "complexe littéraire" ou une griffe Corbeyran ?
Rien de tout cela, j'aime simplement amener un petit plus à la lecture de la BD même si elle se suffit bien sûr à elle-même. Une référence, c'est pour dire au public, "j'écris ça et je lis ça, et je lis parce-que ça me plaît beaucoup". C'est aussi pour que le lecteur qui se penche sur tout ce que j'ai fait puisse tisser des liens et se dise "ah ouais, Corbeyran, c'est référence à Prévert, à René Char, à Boris Vian". En fait, avec mes petites exergues, on peut d'emblée dresser la liste des écrivains que je préfère".
Aimerais-tu un jour découvrir dans un album des références nettes à ton travail ?
Ce serait un bonheur total ! Ca voudrait dire deux choses en fait : que d'une part j'ai bien réussi dans la vie, mais également que je suis vieux...
Interview réalisée par BD Comics (Non datée)
Propos recueillis par BD Comics.